Dans des temps pas si lointains, traiter quelqu’un d’incompétent constituait à peu près le comble de l’offense : c’était lui signifier – ou signifier à un tiers à son sujet – qu’il occupait des fonctions dont il n’était pas digne ou qu’il était incapable d’assumer. Taxer quelqu’un d’incompétence revenait à jeter sur lui le soupçon de l’imposture, à l’accuser de ne pas être à la hauteur des tâches censées être les siennes. Bref, à lui reprocher d’être à une place que d’autres (et de préférence soi-même) occuperaient bien mieux que lui. Dénigrer les autres étant un passe-temps communément partagé, chacun avait pour ainsi dire son incompétent et se voyait dans le même temps assuré d’être l’incompétent de quelqu’un d’autre.
Les accusations mutuelles d’incompétence garantissaient en somme l’une des promesses fondatrices de la démocratie, à laquelle elle n’accède pourtant que rarement : l’égalité.
Seulement voilà, notre époque s’est fait un devoir de se distinguer des précédentes. Afin de s’assurer une place dans l’Histoire, elle s’est donné pour mission de combattre ce fléau séculaire de l’incompétence et s’est saisie du problème en le prenant par le rebours, au moyen d’un ingénieux subterfuge : encenser son contraire, de façon à ne focaliser l’attention que sur lui. On a donc érigé la compétence en critère absolu. Même, le mot a été passé au pluriel afin de maximiser l’effet escompté. Ainsi sont nées « les compétences ».
« Clefs », « psychosociales », « interculturelles », « transversales » ou encore avantageusement pléonastiques (« compétences des savoir-faire »), les compétences sont entrées par la grande porte dans notre paysage quotidien. Chaque nouveau palier à franchir correspond à autant de compétences à valider. L’équation est simple, engageante en raison même de sa simplicité : pour réussir, il suffit de cocher un certain nombre de cases d’une liste prédéterminée, à géométrie relativement peu variable.
Le cursus commence tôt, à l’école où la tendance prend de l’embonpoint, pour triompher sur tout curriculum sérieux où des combinaisons de chiffres et de lettres viennent attester d’un polyglottisme rassurant. Sur des CV à compétences équivalentes, bien malin qui saurait distinguer l’arrogant accent oxfordien d’une inflexion sensiblement plus babbelienne (du nom de l’application qui permet de bavarder dans une langue étrangère en trois semaines, d’où la référence biblique). Autrement dit, démasquer celui qu’on aurait autrefois appelé sans y penser un « incompétent ».
D’où le tour de force réussi par cette promotion spectaculaire des compétences, qui a fait de la capacité réelle à parler correctement anglais une question très secondaire. Une heureuse prévoyance, si l’on songe au superflu avéré de la chose face à l’émergence d’une Intelligence Artificielle toujours plus performante en la matière et qui, de fait, rend caduque la question même des langues étrangères.
Les compétences présentent en outre l’atout d’être unanimement recherchées et appréciées, ce qui veut dire extensibles à l’infini. Elles permettent de redéployer dans des domaines très divers aussi bien les êtres que les choses. On ne s’encombre plus de la spécialisation qui jadis prenait le risque de garantir, sans fantaisie aucune, le bon fonctionnement d’objets ou de structures conçus par de banals monomaniaques.
Il faut également souligner leur performance sociale qui nous a enfin sortis de l’ère des privilèges : l’éventail de reconversions exotiques n’est plus réservé aux seuls multirécidivistes de Pôle emploi France Travail, puisque le même avantage échoit aux ministres qu’on permute d’un ministère à l’autre pour les préserver de l’ennui. En politique comme ailleurs, l’expérience est en train de prouver qu’il est inutile de posséder des connaissances particulières, disposer d’un bagage technique applicable en toutes circonstances suffit amplement.
La polyvalence offerte par les compétences enfin a fait éclater les frontières qui séparaient les différentes sphères. Science et opinion, maîtrise technique et talent, tout est harmonieusement confondu grâce à la prodigieuse souplesse qu’elles permettent. Du moins, presque, car certains corps de métier connus pour leur sectarisme se montrent plus réfractaires : l’absence de fautes d’orthographe continue d’être le critère ultime pour confirmer le statut d’écrivain et même d’écrivaine.
Cependant, la focalisation sur les seules compétences n’est malheureusement pas sans exposer au risque du déclassement : comment appeler autrement le phénomène, lorsqu’un honnête animateur télé se voit contraint de s’abaisser à mener le débat politique, dont chacun connaît la teneur et le niveau ordinaires ?
On peut regretter en définitive les limites d’une démarche souvent plus théorique que pratique, dans la mesure où on rencontre encore une forme de réserve, si ce n’est frilosité à l’égard des compétences, y compris les siennes propres.
Citons l’exemple de l’automédicalisation rendue possible grâce aux compétences nécessaires fournies par Youtube, avec le cas limite des interventions chirurgicales, encore trop marginales pour venir soulager durablement les dépenses de la Sécurité sociale.
Le même genre d’hésitation se rencontre aussi, hélas, lorsque l’enjeu est trop important : dans une nation qui rappelle à chaque coupe du monde de football qu’elle compte autant d’âmes que de sélectionneurs, jusqu’à présent personne encore n’a osé investir le banc de touche à la place de l’élu officiel.