Le blog de la Guilde des Plumes

Thomas Sankara devant l’ONU : un grand discours vu par une plume

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Dans la très longue histoire humaine, il est des êtres qui sortent de la nuit et portent en eux un morceau du ciel.

Thomas Sankara est de ceux-là.

Entre le 4 août 1983, date de sa prise de pouvoir et le 15 octobre 1987, date de son assassinat par son ancien compagnon de route, Blaise Compaoré, Thomas Sankara révolutionna le visage de son pays. Il développa massivement l’éducation et lança une révolution éco-féministe totalement avant-gardiste. A jamais, il restera l’un des plus grands leaders africains.

Le 4 octobre 1984, Thomas Sankara monte à la tribune de l’ONU. Son discours est une attaque frontale portée à un concept : celui de « Tiers-Monde ». Cette notion, employée pour la première fois par le démographe Alfred Sauvy en 1952,  désigne communément l’ensemble des pays considérés comme « sous-développés ».

Pour Thomas Sankara, ce concept porte en lui l’assujettissement. « Le Tiers-Monde » déclare-t-il a été inventé « par les autres mondes au moment des indépendances formelles pour mieux assurer l’aliénation culturelle, économique et politique » des pays pauvres et déjà dominés. Si Sankara se reconnait et se revendique de ces pays-là, il refuse le terme qu’il considère comme une « gigantesque escroquerie de l’Histoire ». Accepter le terme, ce serait accepter « d’être l’arrière monde d’un Occident repu ».

Si la sémantique n’est jamais neutre, la création d’un concept l’est encore moins. Le linguiste américain, Georges Lakoff, est l’un des principaux penseurs de la notion de « cadres conceptuels ». Dans son ouvrage de référence, « La guerre des mots », Lakoff explique que derrière chaque « cadre conceptuel » se cache un monde. Chaque concept renvoie toujours à une certaine structure mentale, souvent invisible et inconsciente mais extrêmement puissante. Dire « Tiers-Monde » n’est pas neutre.

C’est cela que dénonce Sankara : employer le mot, c’est renvoyer immédiatement au cadre d’une domination. Ce n’est pas l’abolir, c’est au contraire la perpétuer et maintenir ainsi, au ban de l’Histoire, toute une partie des peuples de notre Monde.

La grande leçon de Lakoff, mise en pratique par Sankara, pourrait se résumer ainsi : si vous souhaitez, par vos mots, convaincre votre auditoire, prenez soin de ne jamais utiliser les cadres conçus par vos adversaires. Car alors, qu’importe la qualité de votre argumentation, vous fortifiez l’adversaire là où vous croyez le combattre.

Au-delà de l’efficacité, c’est aussi une posture morale. Sankara aurait pu faire siens les mots de Camus, « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ».

Thomas Sankara avait parfaitement compris le pouvoir symbolique du mot. Arrivé au pouvoir, il s’empressa de modifier le nom de son pays. La Haute-Volta devint le Burkina Faso, le « pays des hommes intègres ». Changer le cadre, ce fut ici, offrir à son peuple la perspective d’un autre monde.